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Groupe de travail sur le travail

“Souffrance en France - la banalisation de l’injustice sociale”

Notes de Josiane Reymond sur un livre de Christophe DEJOURS

vendredi 1er avril 2011

La rencontre du 15 février dernier du groupe de réflexion sur le travail avait pour thème les recherches de Christophe Dejours.
Josiane Reymond a présenté le livre « Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale ». Voir
Ci-dessous, voici des notes de Josiane Reymond sur ce livre...
Comment se fait-il que la société accepte cette dégradation, cette explosion des injustices et des inégalités, alors qu’il n’a jamais existé autant de moyens de faire autrement ? Christophe Dejours nous fait réfléchir aux processus qui permettent de produire la “banalisation du mal”, et propose une piste pour les résistances.
Cette réflexion se poursuivra entre autres le mardi 19 avril à 19h au cinéma Le France, avec la projection-débat du film “Un spécialiste - Portrait d’un criminel moderne”, réalisé par Eyal Sivan et Rony Brauman avec les archives du procès Eichmann, qui s’est déroulé il y a 50 ans à jérusalem.
Ce film - et le livre qui l’accompagne - sont un essai sur l’obéissance et la responsabilité, inspiré de “Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la Banalité du Mal” de Hannah Arendt. La projection sera suivie d’un débat, avec la participation d’Eyal Sivan. (voir http://www.momento-films.com
)

En introduction à ces notes sur le livre de Christophe Dejours, voici une petite vidéo sur
“L’évaluation individualisée des performances” - “La destruction du travail par les nouvelles formes d’organisation” 
Christophe Dejours y explique aussi pourquoi il fait un lien avec les travaux d’Hannah Arendt sur “la banalité du mal” et de Primo Lévi, pour comprendre les ressorts de “la servitude volontaire”. Ce qui se passe aujourd’hui avec le capitalisme néo-libéral apporte des ressources pour comprendre comment a pu fonctionner le système nazi. A nous d’y réfléchir pour résister à la dérive vers le totalitarisme.


Christophe Dejours - 6 - L’évaluation des...

C.DEJOURS est psychiatre, psychanalyste, fondateur de la psycho dynamique du travail. C’est un chercheur, un spécialiste de la question du travail.
La clinique du travail a démarré après la seconde guerre mondiale en France. On cherchait à identifier les processus en cause dans les affections mentales liées au travail.
En 93 C.DEJOURS propose une nouvelle théorie : la psycho dynamique du travail. Il cherche à comprendre comment les individus luttent pour maintenir leur équilibre mental malgré les contraintes des conditions de travail de plus en plus lourdes et intenables.

C.DEJOURS développe une idée fondatrice : Par le travail, il se joue quelque chose d’important par rapport à la construction de l’identité. Travailler c’est faire l’expérience de ce qui résiste, de ce qui ne marche pas, c’est le travail vivant, d’invention.
C.DEJOURS parle de la centralité du travail. Le travail est une production qui demande de développer des compétences, de la créativité, d’élaborer sans cesse des stratégies pour faire face à la confrontation au réel, pour résoudre les problèmes. Le travail c’est aussi l’apprentissage de la coopération, de la confrontation, de l’affirmation de soi, l’apprentissage du vivre ensemble. Le travail est donc déterminant dans l’évolution de l’individu et des rapports humains, ces apprentissages rayonnent sur l’ensemble de notre organisation collective, sur la société toute entière.
Le travail peut être facteur d’accomplissement de soi et d’émancipation. Mais le travail peut aussi produire le pire. L’organisation du travail est toujours un lieu d’apprentissage ou de désertion des espaces politiques.

« Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale » explique comment les nouvelles formes d’organisations du travail dans nos systèmes de gouvernement néolibéraux ont des effets dévastateurs sur notre société toute entière, comment on arrive à tolérer l’intolérable, comment chacun collabore dans le développement du malheur social.

1 - Comment on arrive à tolérer l’intolérable ?

En 1980, face à la crise croissante des emplois, les analystes politiques prévoyaient qu’on ne pourrait pas dépasser 4% de chômeurs dans la population active sans que surgisse une crise politique majeure, avec des troubles sociaux qui pourraient déstabiliser la société toute entière. Depuis 1980, le nombre de chômeurs ne cesse d’augmenter alors que les réactions d’indignation et de mobilisation collective diminuent, et que se développent des réactions d’indifférence et de résignation face à l‘injustice et à la souffrance d‘autrui.
La mobilisation, l’action collective, trouve sa principale source d’énergie dans la colère contre la souffrance et l’injustice jugées intolérables. Le problème est donc la tolérance à l’injustice.
C’est justement l’absence de réactions collectives de mobilisation qui rend possible la poursuite du développement du chômage et de ses dégâts psychologiques et sociaux. C.DEJOURS nous retrace étapes par étapes ce qui a contribué à cette perte de mobilisation, ce qui a construit la solitude, ce qui a conduit à la désolation.

2 - Le travail entre souffrance et plaisir. En quoi consiste cette souffrance dans le travail ?

On a tendance à croire que la souffrance dans le travail a été très atténuée voire complètement effacée par la mécanisation et la robotisation.
Derrière la vitrine de toutes ces nouvelles technologies, il y a la souffrance de ceux dont on prétend qu’ils n’existent plus, mais qui restent en réalité nombreux et qui assument les innombrables tâches dangereuses pour la santé, dans des conditions peu différentes de celles d’antan, et parfois même aggravées par les infractions fréquentes au code du travail. Il y a la souffrance de ceux qui ont peur de ne pas donner satisfaction, de ne pas être à la hauteur des contraintes de l’organisation du travail.

- 1 Dans les situations de travail ordinaire, il est fréquent que se produisent des pannes et des accidents dont on ne comprend jamais l’origine. Dans ces situations, il est souvent impossible pour les travailleurs de déterminer si leurs échecs procèdent de leur incompétence ou d’anomalies du système technique. C’est une source d’angoisse et de souffrance, la crainte d’être incompétent, de se révéler incapable de faire face convenablement à des situations inhabituelles
- 2 Une autre cause de souffrance, la contrainte à mal travailler : la compétence et le savoir faire ne sont pas en cause. Mais alors même que celui qui travaille sait ce qu’il doit faire, il en est empêché par des contraintes dues à l’organisation du travail.
Exemple d’un technicien de maintenance dans une centrale nucléaire chargé d’effectuer les contrôles techniques des tâches accomplies par une entreprise sous-traitante de mécanique. Il s’agit d’énormes travaux engageant la sûreté des installations. Ce technicien est seul en charge de ces contrôles.
Il ne peut pas surveiller le chantier 24h/24. Il est cependant tenu de signer des bordereaux et d’engager sa responsabilité sur la qualité du service accompli. Les conditions qui lui sont faites le placent dans une situation psychologique qui le met en porte à faux avec les valeurs du travail bien fait, le sens des responsabilités, l’éthique professionnelle. Etre contraint de mal faire son travail, de tricher est une source majeure de souffrance

Qu’entend-on par « réel du travail » ?
La première souffrance c’est ce qui confronte au réel. Le réel c’est ce qui résiste aux connaissances, aux savoirs, aux savoir-faire, à la maitrise, ce qui n’est pas prévisible. Le réel s’est le décalage entre l’organisation prescrite du travail et l’organisation réelle. Il est impossible dans les conditions ordinaires du travail, d’atteindre les objectifs de la tâche si l’on respecte scrupuleusement les prescriptions. La souffrance c’est toute cette période de doute où chacun tâtonne, cherche, invente...

Notion de plaisir au travail : quand il y a reconnaissance du travail accompli.
Dans leur majorité, ceux qui travaillent s’efforcent de le faire au mieux et donnent pour cela beaucoup d’énergie, de passion et d’investissement personnel. Il est juste que ces efforts soient reconnus. Lorsque la qualité de mon travail est reconnue, ce sont aussi mes efforts, mes angoisses, mes doutes, mes découragements qui prennent sens. Toute cette souffrance n’a donc pas été vaine, elle a non seulement produit une contribution à l’organisation du travail mais elle fait de moi un sujet différent de celui que j’étais avant la reconnaissance. Ce temps se traduit par un sentiment de soulagement, de plaisir, le travail s’inscrit alors dans la dynamique de l’accomplissement de soi.
Faute des bénéfices de la reconnaissance de son travail, le sujet est renvoyé à sa souffrance.

3 - La souffrance déniée

La source principale d’injustice et de souffrance dans la société française est le chômage, le travail est donc la source principale de souffrance, tant pour ceux qui en sont exclus que pour ceux qui y demeurent.
Les préoccupations relatives à la santé mentale, à la souffrance psychique au travail, à la crise du sens du travail n’ont pas été comprises, voire même ont souvent été rejetées et disqualifiées. Notamment par les syndicats et les partis de gauche. Ce qui dérange dans cette approche des problèmes psychologiques par les psychologues, les médecins, c’est que la subjectivité, le ressenti individuel est privilégié. Se centrer ainsi sur l’intérêt de l’individu ne peut que nuire à la mobilisation collective et à la conscience de classe. C’est une histoire de nombrilisme petit bourgeois de nature foncièrement réactionnaire.
Ces recherches n’ont pas pu être développées, ce qui a eu pour conséquence une ignorance privant les organisations d’idées et de moyens dans un domaine qui devait pourtant devenir décisif.
Pendant le même temps, les recherches en psychologie du travail on fait leur chemin dans de vastes secteurs de la société. Jusque y compris parmi les spécialistes du commerce, de la gestion, des médias, de la communication et du management. Mais pas dans le domaine de la médecine du travail ni du syndicat. Cette sensibilisation croissante a permis des pratiques nouvelles : formation des cadres à la dynamique de groupe, à la psychologie...
De ce vaste mouvement se déployant en dehors des organisations ouvrières, le résultat le plus marquant a été l’émergence, dans les années 80, de la notion nouvelle de « ressources humaines ».
Là où les syndicats refusaient de s’aventurer, le patronat et les cadres forgeaient de nouvelles conceptions et introduisaient de nouvelles pratiques : culture d’entreprise, projet institutionnel, mobilisation organisationnelle... accroissant de façon dramatique le fossé entre capacité d’initiative des cadres et du patronat, et capacité de résistance et d’action collective des organisations collectives.
Par cette résistance syndicale à l’analyse de la subjectivité et de la souffrance dans le rapport au travail, ces organisations ont contribué à la disqualification de la parole sur la souffrance, et de ce fait, à la tolérance à la souffrance subjective. Les thèmes de préoccupation avancés par les syndicats ne correspondaient donc plus au vécu des personnes au travail, et cela dès le début des années 70. Une dizaine d’années plus tard, en plein développement du chômage, les salariées ne se reconnaissaient déjà plus dans les thèmes de mobilisation avancés par leur organisation. La désyndicalisation s’est poursuivie jusqu’à ce que la France soit le pays comptant le plus faible taux de syndiqués de toute l’Europe.
L’erreur d’analyse des organisations politico-syndicales sur l’évolution des mentalités et des préoccupations vis-à-vis de la souffrance dans le travail a laissé le champ libre aux innovations managériales et économistes.
Ceux qui spéculaient, qui accordaient des largesses fiscales sans précédent aux revenus financiers, qui favorisaient les revenus du patrimoine au détriment des revenus du travail, qui organisaient une redistribution inégalitaire des richesses, ceux qui généraient le malheur social, la souffrance et l’injustice, étaient les seuls à se préoccuper de forger de nouvelles utopies sociales. Elles soutenaient que la promesse du bonheur n’était plus dans la culture, dans l’école ou dans la politique mais dans l’avenir des entreprises.

Ce qui caractérise une entreprise, ce n’est plus sa production, ce n’est plus le travail, ce qui là caractérise, c’est son organisation, sa gestion, son management. La caractéristique principale est de disqualifier les préoccupations sur le travail. Le travail ne serait donc plus producteur de richesses.
On va progressivement remplacer l’homme par des automates. Le travail ne relèverait plus que de l’exécution. Le travail ne peut plus constituer une occasion d’accomplissement de soi, ni une source de sens pour les hommes de la société post-moderne.
Mais pendant qu’on « dégraisse les effectifs », ceux qui continuent de travailler le font plus intensément et la durée du travail ne cesse de croître. Une part importante du travail est délocalisée.
Le travail n’est pas entièrement formalisable, automatisable. Les incidents sont de plus en plus nombreux qui affectent la qualité du travail, la sécurité des personnes, la sureté des installations.

L’action collective inhibée

En situation de chômage et d’injustice, les travailleurs tentant de lutter par des grèves se heurtent à deux types de difficultés qui ont des incidences importantes sur la mobilisation collective et politique : la culpabilisation par les « autres », les politiciens, les intellectuels, les cadres, qui estiment qu’il s’agit de grève de « nantis » qui de plus, constituerait une menace pour la pérennité des entreprises. En 88/89, les grèves organisées par les cheminots et les enseignants ont été très largement dénoncées y compris par la gauche et ont d’ailleurs, dans une large mesure, échoué pour ce motif.
La honte de protester quand d’autres sont beaucoup plus mal lotis : l’injustice sociale concerne les chômeurs et les pauvres, ceux qui ont un emploi et des ressources sont des privilégiés. Lorsqu’on évoque la situation de ceux qui souffrent au travail, on déclenche souvent une réaction d’indignation.
Ainsi la honte de dire la souffrance au travail face à la souffrance de ceux qui risquent un licenciement conduit à des extrémités dramatiques comme certains suicides à l’intérieur même des entreprises. Suicides qui ne sont pas toujours suivis d’enquêtes, laissés sans analyse, sans explication, sans discussion.
La pression de l’emploi exercée par la direction est d’une telle intensité que les syndicats font de la question de l’embauche leur préoccupation prioritaire.
Le sujet qui souffre au travail ne doit pas le partager publiquement. Ce déni de sa propre souffrance conduit le sujet à s’isoler et à traiter la souffrance des autres avec indifférence.

Les stratégies de défense.

Si la souffrance n‘est pas suivie de décompensation psychologique, c‘est parce que le sujet déploie des défenses qui permettent de là contrôler. Il y a les mécanismes de défense classiques décrits par la psychanalyse et des défenses construites et portées par les travailleurs collectivement. La psychopathologie du travail s’intéresse à la façon dont ces stratégies se développent et ce que ça produit comme comportement. La normalité ce n’est pas l’absence de souffrance, c’est le résultat de la lutte contre la déstabilisation psychique provoquée par les contraintes au travail. Les stratégies de défenses rendent acceptable ce qui ne devrait pas l’être. Elles peuvent fonctionner comme un piège qui désensibilise contre ce qui fait souffrir.

Emergence de la peur et de la soumission

La faiblesse de mouvement collectif de lutte semble avoir essentiellement pour origine la peur.
Tous ces travailleurs vivent constamment sous la menace du licenciement. L’essentiel des variations du rythme de production est absorbé par des emplois précaires, des contrats emplois solidarité.
Le malheur d’autrui, non seulement « on n’y peut rien », mais sa perception même constitue une gêne qui nuit aux efforts d’endurance. Aussi pour résister, on se ferme à ce que l’on voit, à ce que l’on entend autour de soi
A partir d’un certain niveau de souffrance, la misère ne rassemble pas, elle détruit la réciprocité. Elle génère des conduites d’obéissance, de soumission.

Le silence et le mensonge existent dans toutes les strates de l’organisation de l’entreprise.

Aucun service ne peut éviter la difficulté majeure de décalage entre organisation du travail prescrit et organisation du travail réelle. Il est impossible en situation réelle de tout prévoir. Un atelier, une usine, ne fonctionnent que si, à la prescription, les travailleurs ajoutent des bricolages, que s’ils anticipent des incidents de toute sorte, que s’ils s’entraident selon des principes de coopération qu’ils inventent. Le travail ne fonctionne que si les travailleurs font bénéficier l’organisation du travail de la mobilisation de leur intelligence, individuellement et collectivement.
Le zèle est central, sinon décisif pour que le système tienne. Ce zèle au travail est caché par les ouvriers eux mêmes à l’intérieur de l’entreprise, et par les cadres.
Si les cadres ne portaient l’organisation de l’entreprise, des complicités s’établiraient avec la base ouvrière et avec l’encadrement intermédiaire, sur la reconnaissance de la souffrance, sur les tensions internes de l’entreprise, sur leur caractère insoutenable, sur l’impossibilité de croire en de nouveaux progrès.
Aucun d’entre eux ne croit que les progrès enregistrés dans la productivité et dans les bénéfices de l’entreprise seront suivis d’un renforcement des effectifs et de nouveaux recrutements. Comment font-ils pour admettre qu’on puisse continuer à « dégraisser » constamment les effectifs sans que cela altère la marche de l’entreprise, alors même qu’ils éprouvent chaque jour les difficultés de tenir les objectifs dans un contexte de manque chronique d’effectifs ?
Ces difficultés rencontrées par les cadres ne sont pas partagées, réfléchies entre cadres. Ils ont peur eux aussi : peur de rendre visible leur propre difficulté, peur que cela soit mis sur le compte de leur incompétence, peur que les collègues se servent de cette information contre eux, peur que cela se retourne en argument pour en faire les victimes de la prochaine charrette à licenciement.

4 - Le mensonge institué

Le silence des cadres contribue au décalage entre la réalité de l’expérience vécue du travail et la description gestionnaire. Toute l’intelligence, l’énergie qui contribue à la réalisation du travail n’est pas mesurable. On ne peut pas évaluer tout ce qui a permis que le travail soit accompli, on mesure seulement le résultat.
Personne ne sait évaluer la résultante des performances, des défaillances et des dissimulations de l’organisation réelle du travail, au niveau global de l’entreprise. Il y a des évaluations officielles venues de plus haut sur l’état de l’organisation, sur les bénéfices de l’entreprise et sur le bilan général d’activité.
Le déni du réel conduit immanquablement à interpréter les échecs du travail ordinaire comme l’expression d’une incompétence, ce qu’on nomme « le facteur humain ».
Le déni du réel du travail est indissociable des croyances alimentées par le succès des nouvelles technologies, des sciences cognitives et du développement des travaux sur l’intelligence artificielle.
De façon paradoxale, les travailleurs eux-mêmes deviennent complices du déni du réel du travail et de la progression de cette notion péjorative du facteur humain, par leur silence, la rétention d’informations, et la concurrence effrénée à laquelle ils se voient contraints les uns par rapport aux autres.

Comment le mensonge est porté par tous ?

Le mensonge consiste à décrire la production à partir des résultats et non à partir des activités dont ils sont issus, à construire une description qui ne s’appuie que sur des résultats positifs et les succès. Le discours officiel sur le travail et son organisation est donc, avant tout, construit pour servir la bonne image de l’entreprise : sur le marché, pour les clients...
Un élément nouveau a rendu cette nouvelle orientation possible. C’est l’organisation de nombreuses entreprises sur le mode de la fragmentation en « centres de résultats », en « centre de profits » ou en « direction par objectif ». Avec cet aménagement, chaque unité, qu’elle soit de production, de direction, de conseil en organisation, de formation.... doit vendre ses services aux autres unités de l’entreprise qui peuvent éventuellement préférer un partenaire extérieur.
Bientôt une discipline s’impose à chacun : défendre et soutenir le message de valorisation et s’abstenir de toute critique au nom de la pérennité du service et de la solidarité face à l’adversité et à la concurrence.
Il ne s’agit pas seulement de silence et de dissimulation, il faut faire disparaitre les documents compromettants, faire taire les témoins ou s’en débarrasser. Il faut effacer la mémoire des usages du passé qui pourraient servir de point d’appui à la comparaison critique avec la période actuelle. La stratégie consiste à écarter les anciens des zones critiques de l’organisation, à les priver de responsabilités, voire à les licencier.
On a alors recours à la sous-traitance, chaque fois que des salariés quittent le service. Ainsi les traces de la dégradation dans les domaines de la qualité, de la sécurité sont désormais effacées.
L’effacement des traces a une importance capitale. Il est destiné à retirer ce qui pourrait servir de preuves en cas de procédure ou de plaintes. Ce que redoutent les entreprises, ce sont les procès en justice qui pourraient déboucher sur des débats publics. Il faut maintenir le silence et la stabilité du mensonge.

Les médias de la communication interne

Faire passer un « changement de structure » qui bouleverse les habitudes, les mœurs, les modes de travail, les formes de coopération, le vivre ensemble, n’est pas chose facile. Pour ces réformes les actionnaires ont recours aux consultants, cabinets conseils, voire des scientifiques et des universitaires, ils s’inspirent des travaux de recherche en sociologie, en psychologie, en philosophie et en éthique. Des traducteurs internes à l’entreprise font les comptes rendus, les synthèses et les rapports sur les réunions. Les textes destinés à la diffusion sont le résultat de nombreuses navettes entre les services de la communication et la direction. La qualité de la mise en page doit être attrayante, on a surtout recours à l’image ; l’image illustrera le texte, ou mieux en tiendra lieu. Le recours à l’image sollicite le fonctionnement imaginal et la capture imaginaire en lieu et place de la réflexion, de la critique, de l’analyse.

La puissance de ce mode de fonctionnement est connue depuis longtemps par les spécialistes des média de masse de la publicité commerciale.
Les budgets consacrés à ces médias atteignent des montants exorbitants. Ces documents indiquent les grandes lignes du conformisme par rapport à l’évolution de l’esprit maison.

La rationalisation

Les médias remplacent le débat qui serait nécessaire pour confronter la description gestionnaire et la description subjective du travail et avoir une chance d’approcher la réalité à l’intérieur de l’entreprise. Les cadres contribuent à la production du mensonge. Cette participation au mensonge est une nouvelle source de souffrance. Commettre des actes que l’on réprouve avec ses collègues avec lesquels, pour rester en poste ou pour progresser, on est contraint d’être déloyal, fait surgir une autre souffrance, bien différente de la peur, celle de perdre sa propre dignité, de trahir son idéal et ses valeurs. Il s’agit là d’une souffrance éthique qui vient se surajouter à la souffrance qu’implique la soumission à la menace. Pour faire face à cette souffrance on a recours à la rationalisation du mensonge et des actes moralement répréhensibles. « Rationalisation » désigne une forme de défense psychologique qui consiste à donner à ce qu’on vit comme injuste, un semblant de justification. Il s’agit par la rationalisation de démontrer que le mensonge, même s’il est regrettable, est un mal nécessaire et inévitable. S’y soustraire serait aller contre le sens de l’histoire. Y apporter son concours, c’est accélérer le passage d’une étape historique douloureuse à une étape de soulagement.

5 - L’acceptation du sale boulot.

La menace au licenciement, parfois associée à la menace du dépôt de bilan de l’entreprise, permet d’obtenir des ouvriers et de l’encadrement un surcroît de travail et de performance, voire de sacrifice, au nom de la nécessité de donner chacun et collectivement un coup de collier. Aussitôt après on s’appuie sur cette nouvelle performance pour là transformer en norme et justifier un nouveau dégraissage d’effectif. La menace aggrave la menace et n’apporte pas la sécurité souhaitée vis-à-vis de l’emploi. Tout le monde le sait, tout le monde le craint, mais tout le monde consent.
Nous sommes conduits au problème le plus difficile : celui de la perte du sens moral dans la participation à l’injustice et au mal qui est fait consciemment à autrui. Dans l’exercice ordinaire du travail, en contexte de précarisation de l’emploi.
La banalité du mal concerne la majorité de ceux qui deviennent les collaborateurs zélés du système qui fonctionne par l’organisation réglée, concertée, délibérée du mensonge et de l’injustice.
Le mal, c’est la tolérance, la non dénonciation et la participation à l’injustice et à la souffrance infligée à autrui. Il s’agit des infractions de plus en plus fréquentes et cyniques au code du travail : faire travailler des personnes sans permis de travail, pour pouvoir licencier en cas d’accident du travail sans pénalité, faire travailler les gens en ne leur payant pas ce qui leur est dû, exiger un travail dont la durée dépasse les autorisations légales...
Est qualifié de « mal », toutes ces conduites érigées en système de direction, de management, et qui nécessitent l’implication de tous. Lorsqu’elles sont publiques, banalisées et non pas clandestines, occasionnelles.
Les intérêts économiques ne sont pas suffisants pour mobiliser les braves gens. Beaucoup ne croient plus aux promesses de privilège qu’on leur fait miroiter.
Le processus serait plutôt le suivant : le travail qu’on demande : faire la sélection pour les charrettes de licenciement, intensifier le travail pour ceux qui restent, violer le droit du travail.... Personne n’a de plaisir à faire le sale boulot. Il faut du courage pour faire le sale boulot. C’est donc au courage qu’on va faire appel pour mobiliser les braves gens.
Le retournement de la raison éthique ne peut emporter l’adhésion que parce qu’il est fait au titre du travail, de son efficacité, de sa qualité. Si la peur d’être méprisé, de perdre son appartenance au collectif.... étaient les seuls en cause pour justifier la participation à des actes ignobles, ce serait unanimement condamné. Ce serait commettre le mal pour des raisons strictement personnelles.
En le commettant au nom du travail, cela peut passer pour l’intérêt de la nation, du bien public.
Il y a une sorte d’alchimie sociale grâce à laquelle le vice est transformé en vertu. Faire le sale boulot dans l’entreprise est associé à la virilité. La virilité se mesure à la violence qu’on peut infliger à autrui.
Celui qui refuse de commettre le mal prend le risque d’être dénoncé, sanctionné, voire d’être désigné pour la charrette des prochains licenciements. Ne pas être reconnu comme un homme viril c’est être une lavette, un sans courage donc sans vertu. Il y a conservation du sens moral mais il fonctionne sur la base d’un retournement des valeurs.
Dans la virilité, il s’agit d’une dimension rigoureusement éthique des conduites, manipulée par des ressorts psychologiques et sexuels.
A ne pas avoir voulu prendre au sérieux le problème de la souffrance psychique vécue, on n’a jamais saisi les rapports entre souffrance et virilité, et la virilité est une défense contre la souffrance.
La souffrance est première, au-delà de la souffrance, il y a les défenses, qui sont capables de générer la violence sociale. On ne peut pas condamner les stratégies défensives, elles sont nécessaires à la vie et à la sauvegarde de l’intégrité psychique et somatique.
Il faut s’interroger sur la virilité socialement construite comme une des formes majeures du mal dans nos sociétés. Dans le sens commun, la virilité est tenue pour une valeur. Elle est considérée comme un caractère sexuel. C’est le caractère qui confère à l’identité sexuelle mâle la capacité d’expression de la puissance (exercice de la force, l’agressivité, la violence et la domination sur autrui).
Celui qui refuse de commettre la violence risque d’être considéré par les autres hommes comme un homme qui n’en est plus. L’équation fuite-peur-lâcheté = manque de virilité est tellement inscrite dans notre culture qu’hommes et femmes associent identité sexuelle masculine et capacité de se servir de la force, de l’agressivité, de la violence.

6 - La rationalisation du mal

Pour continuer à vivre psychiquement tout en participant au sale boulot dans l’entreprise et en conservant leur sens moral, beaucoup de ceux qui adoptent ces comportements virils élaborent collectivement des idéologies défensives qui permettent de construire la rationalisation du mal.
La stratégie collective de défense, c’est le déni collectif. Il n’y a donc pas de problème éthique, c’est un travail comme un autre. La stratégie collective de défense consiste également à réaffirmer des lieux communs sur la nécessité de réduire les avantages sociaux, de rétablir l’équilibre de la sécurité sociale, sur les indispensables sacrifices à accepter pour sauver le pays du naufrage économique, sur l’urgence de réduire les dépenses dans tous les domaines.
Ce qui consiste à faire passer le cynisme pour de la force de caractère, de la détermination, et pour un haut degré de sens des responsabilités collectives, de sens du service rendu à l’entreprise, et de sens de l’intérêt national.
Tout cela serait fait au nom du réalisme de la science économique de la guerre des entreprises et pour le bien de la nation. Les autres sont des victimes mais c’est inévitable.
Parmi ces braves gens qui étaient réticents au départ, il en est qui parfois souffrent à nouveau de culpabilité. La stratégie alors est d’obscurcir sa conscience, et de la remplacer par de la fatigue. Cette stratégie se radicalise donc et débouche sur la culture du mépris à l’égard de ceux qui sont exclus de l’entreprise, de ceux qui ne parviennent pas à fournir les efforts nécessaires en termes de charge de travail et d’intensification de l’engagement.
Le sale boulot a d’autres conséquences, les licenciements massifs conduisent à précariser l’emploi. On n’embauche plus mais on a recours à des entreprises sous traitantes qui emploient des intérimaires, des travailleurs étrangers sans permis de séjour, des travailleurs sans qualification... des pratiques qui évoquent la traite des esclaves.
La sous-traitance en cascade conduit à la précarité constante, à la sous-rémunération et à une flexibilité hallucinante de l’emploi.

Le choix des braves gens de collaborer semble légitimé par la compréhension qu’ils ont de la logique économique. Il ne s’agirait pas d’un choix, dans la mesure où l’injustice dont ils sont devenus l’instrument est inévitable. L’injustice serait dans la nature des choses, dans l’évolution historique, dans la mondialisation de l’économie. La machine néolibérale est lancée et nul ne saurait l’arrêter.
Cette « vérité » qui place définitivement la logique économique au centre dans les affaires humaines, nous dit aujourd’hui que le salut ou la survie est dans l’enthousiasme dans lequel chacun apporte son concours à la lutte concurrentielle.
Refuser de collaborer ce serait s’opposer à la centralité de l’économique, comme refuser la gravitation universelle. La croyance dans la science fonctionne comme un imaginaire social et disqualifie la réflexion morale et politique. La collaboration au sale boulot peut donner aux collaborateurs le statut de citoyens éclairés.

7 - Ambigüité des stratégies de défense

L’analyse de l’injustice infligée à autrui comme forme banalisée de management, a des liens avec ce qu’on a compris de l’expérience nazie. La plupart des policiers envoyés à l’Est pour procéder à l’épuration ethnique n’éprouvent aucun plaisir à exécuter heure après heure, jour après jour, des innocents sans défense. Rapidement, au cours de leur apprentissage sur le tas du travail d’extermination, leur préoccupation se centre exclusivement sur l’exécution du travail : tuer le plus vite possible, le plus grand nombre possible ; Ils mettent alors au point des techniques...
Le ressort de cette activité n’est pas la perversion, mais la gestion la plus rationnelle possible. Cette activité est légitimée par les discours idéologiques repris au retour du terrain d’extermination par la hiérarchie militaire, le policier tueur bénéficie de la reconnaissance du travail bien fait.
La violence, l’injustice, la souffrance infligée à autrui ne peuvent être rangées du côté du bien que si elles sont vécues dans le cadre d’une contrainte de travail ou d’une mission.

On ne peut parler de valeur de cette capacité virile à infliger la violence à autrui, de courage dont il faut faire preuve pour exécuter le sale boulot, que parce que tous ont le sentiment d’exécuter un travail dans un contexte de danger collectif. La dimension de contrainte obligatoire, la dimension utilitariste permettent la justification de la violence et de l’injustice.
Compte tenu de la place capitale qu’occupe la virilité dans la distorsion sociale qui fait passer le mal pour le bien, quand il y a injonction à surmonter la peur, les processus psychiques individuels et collectifs font davantage appel à la virilité défensive qu’au courage moral. Quand il n’y a pas possibilité de fuir, mais une injonction à poursuivre son activité dans un contexte de menace.

Comment comprendre que le nazisme ait émergé dans un pays à la pointe la plus avancé de la civilisation ? Le problème central du mal c’est celui de la mobilisation en masse du peuple le plus civilisé dans l’accomplissement du mal. Ce processus de banalisation du mal est le même dans la période actuelle d’organisation consciente de la paupérisation, de la misère, de l’exclusion, de la déshumanisation d’une partie de leur propre population par des pays ayant atteint un haut niveau de civilisation, connaissant un accroissement sans précédent de leurs richesses.

8 - La banalisation du mal

Comment se peut-il qu’un éventail aussi diversifié de personnalités (environ 80% d’allemands) ait pu participer à une démarche tout à fait anormale et exceptionnelle en d’autres circonstances ? Comment a-t-il été possible d’accorder une telle diversité de personnalités avec un comportement unifié et coordonné de tueurs ? C’est le problème de la banalisation du mal, du processus grâce auquel un comportement exceptionnel est le comportement de la majorité, peut devenir norme de conduite voire de valeur.
En parallèle, nous assistons à l’indifférence et à la tolérance croissante, dans la société néolibérale, au malheur et à la souffrance d’une partie de notre population, et à la reprise par la grande majorité de nos concitoyens de stéréotypes sur la guerre économique et la guerre des entreprises, qui permet l’absence d’indignation et de réaction collective face à l’injustice d’une société dont la richesse ne cesse de s’accroitre alors que la paupérisation gagne une part croissante de la population.
Pour expliquer ce phénomène, on ne peut pas faire référence à la seule psychologie clinique classique, on doit s’appuyer sur ce que la psycho dynamique du travail nous apprend des stratégies défensives contre la souffrance.

Hannah ARENDT, au cours du procès d’Eichmann, a été frappée par sa personnalité on ne peut plus banale, il n’avait rien d’un pervers, il n’était animé d’aucune haine. C.DEJOURS parle de personnalité normopathique : qui se caractérise par un grand conformisme aux normes, très adapté à la société, peu fantaisiste, peu imaginatif, peu créatif... diminution de la faculté de penser et remplacement par les recours aux stéréotypes dominants, perte de la faculté de juger et de la volonté d’agir collectivement contre l’injustice, indifférence à l’égard du monde distal et collaboration au mal par omission aussi bien que par action. Les normopathes ne sont pas majoritaires dans la société.
Le comportement normopathique est une stratégie défensive. Pour s’adapter à la souffrance qu’implique la peur du risque de la précarisation, d’exclusion, que l’on ne peut pas maitriser. La peur est ici centrale, décisive.
La banalisation du mal c’est, au départ, la manipulation politique de la menace de précarisation et d’exclusion sociale. On parle de conscience morale rétrécie.
La division sociale du travail favorise ce rétrécissement de la conscience, de la responsabilité et de l’implication morale. On ne maitrise pas ce que les autres font, et l’on en dépend. On ignore même ce qui se passe au-delà du monde proximal. La division des tâches sert ici de moyen au clivage du monde, au rétrécissement de la conscience et finalement à l’ignorance, ce qui confère l’innocence et la sérénité.
On distingue deux populations, en fonction de leur proximité avec les personnes victimes d’une part, en fonction des stratégies défensives utilisées contre la peur d’autre part. Ces deux populations coopèrent au mal : les uns sont des collaborateurs, les autres sont une population consentante. Cette articulation entre les deux populations par leur stratégie défensive est socialement et politiquement d’une très grande puissance.

Comment la plupart des sujets dotés d’un sens moral parviennent-ils à faire tenir le clivage de leur personnalité ? Clivage qui permet de conserver un sens moral dans le secteur où il n’y a pas de lien avec les personnes victimes.
Pour répondre à cette question, il faut tenir compte du fait que le secteur clivé se caractérise par la diminution de la faculté à penser.
Le secteur où il faut refouler la pensée, c’est celui de la peur du malheur, de la peur de la précarisation qui ne concerne pas que l’emploi mais toute la condition sociale et existentielle. La zone où la faculté de penser est diminuée est, par compensation, occupée par le recours aux stéréotypes. Le sujet reprend un ensemble de formules toutes faites qui lui sont données de l’extérieur, par l’opinion dominante. Dans cette zone il n’y a pas de faculté de juger.
Le clivage, pour tenir, a besoin d’un discours tout fait, fabriqué et produit à l’extérieur du sujet. Pour qu’il soit le même pour tous, il est nécessaire que ce discours soit le discours dominant.

La banalisation du mal repose sur un dispositif à trois étages. Le premier étage est constitué par les leadeurs de la doctrine néolibérale et de l’organisation concrète du travail. Le deuxième étage est constitué par les collaborateurs directs, sur le terrain des opérations. Le troisième étage est constitué par la masse de ceux qui recourent à des stratégies de défense individuelles contre la peur.
L’unification de ces stratégies, qui aboutit au consentement de masse à l’injustice, est assurée par l’utilisation commune des contenus stéréotypés de rationalisation.

Il existe une catégorie d’opposants, de résistants au système. Dans le système néolibéral, toutes sortes de moyens d’intimidation sont utilisés pour obtenir la peur. Les opposants sont confrontés à l’inefficacité de leur protestation et de leur action. Parce qu’il y a cette cohérence qui soude le reste de la population à la banalisation du mal. L’action directe de dénonciation est impuissante parce qu’elle se heurte à l’impossibilité de mobiliser la partie de la population qui adhère au système. Ces actions restent d’une faible portée tant qu’elles ne s’articulent pas à un projet politique alternatif structuré et crédible. A l’objectif de lutte contre l’injustice et le mal, il faudrait substituer une lutte intermédiaire, qui n’est pas directement dirigée contre le mal et l’injustice mais contre le processus même de la banalisation.
Au centre du processus de banalisation du mal se trouve la souffrance et ce sont les stratégies défensives contre la souffrance qui ruinent le sens de la morale.

9 - Requalifier la souffrance

C’est toujours au nom d’un travail qu’on légitime le devoir de violence. La virilité permet de faire face à la peur, de neutraliser les réactions de la conscience morale déclenchée par l’exercice de la violence. On mobilise au nom de la guerre des entreprises, de la guerre économique, de la guerre concurrentielle. La virilité c’est le mal rattaché à une vertu, le courage, au nom des nécessités inhérentes à l’activité de travail.
La banalité du mal n’est ni spontanée, ni naturelle. Le mensonge est indispensable à la justification de la mission et du travail du mal. Il n’y a pas de banalisation de la violence sans travail rigoureux sur le mensonge, sa construction, sa diffusion, sa rationalisation.
Dans ce dispositif de banalisation du mal, le chaînon le moins solide semble être le mensonge communicationnel. La plupart de ceux qui l’alimentent ont une claire perception de ce mensonge. En s’attaquant à la distorsion de la communication, on peut espérer un réveil de la curiosité de la société et surtout un intérêt de la communauté scientifique pour le travail qui tend à devenir un instrument majeur d’apprentissage à l’injustice dans les sociétés néolibérales.

Lutter contre le processus de banalisation du mal implique de travailler dans plusieurs directions :
1- Procéder systématiquement à la déconstruction du mensonge dans les entreprises.
2- Travailler directement sur la déconstruction scientifique de la virilité.
3- L’éloge de la peur, la réhabilitation de la réflexion sur la peur et sur la souffrance dans le travail. Pour lutter contre le cynisme qui constitue une des expressions de la banalisation du mal, rendre clair son incidence sur la mobilisation et la démobilisation dans l’action politique.
4- Reprendre la question éthique et philosophique de ce que serait le courage débarrassé de la virilité, en partant de l’analyse du courage au féminin, qui pourrait bien se caractériser par l’invention de conduites associant reconnaissance de la perception de la souffrance.

10 - Souffrance, travail, action

Par banalité du mal, on entend absence de la faculté de penser qui peut accompagner les actes de barbarie. Eichmann est un représentant typique de la banalité du mal et d’une certaine forme de bêtise, d’une intelligence entièrement mise au service de l’efficacité d’une activité exercée sans réflexion ou possibilité de critiquer son sens. Par banalisation du mal, on n’entend pas seulement l’atténuation de l’indignation face à l’injustice et au mal, mais au-delà, le processus qui dédramatise le mal et mobilise une quantité croissante de personnes au service de l’accomplissement du mal et fait d’elles des collaborateurs. Pourquoi les braves gens basculent tantôt dans la collaboration, tantôt dans la résistance au mal ?
Comment en très grand nombre les braves gens acceptent d’apporter leur collaboration à un nouveau système de direction des entreprises qui gagne constamment du terrain dans les services, l’administration de l’Etat, les hôpitaux ... ? Nouveau système qui repose sur l’utilisation méthodique de la menace et sur une stratégie efficace de distorsion de la communication. Système qui produit malheur, misère et pauvreté pour une partie croissante de la population, cependant que le pays ne cesse de s’enrichir. Système qui, de ce fait, joue un rôle important dans les formes concrètes que prend le développement de la société néolibérale.
Ce qui est nouveau c’est qu’un système qui produit et aggrave souffrance, injustice et inégalité puisse faire admettre ces dernières pour bonnes et justes. Ce qui est nouveau c’est la banalisation des conduites injustes.
Aucune différence ne peut être mise en évidence entre le système néolibéral et le système nazi. L’identité entre les deux dynamiques concerne la banalisation, les étapes d’un enchaînement permettant de faire fléchir la conscience morale face à la souffrance infligée à autrui et de créer un état de tolérance du mal.
La différence ne porte pas sur le processus psychologique de banalisation du mal chez les collaborateurs. La différence ce sont les utopies au service desquelles elle est placée.
Dans le cas du néolibéralisme, l’objectif visé est le profit et la puissance économique. Le capitalisme néolibéral demeure fondamentalement centré sur la domination du travail et l’appropriation des richesses qu’il produit.
Dans le système nazi, l’objectif était l’ordre social et la domination du monde.
Il se trouve que les rapports au travail sont d’abord des rapports sociaux d’inégalités qui confrontent tout un chacun à la domination et à l’expérience de l’injustice. A ce point que le travail peut devenir un véritable laboratoire d’expérimentations et d’apprentissages de l’injustice et de l’iniquité, tant pour ceux qui sont victimes que pour ceux qui en sont bénéficiaires.

Le travail est-il essentiellement une machine à produire le mal et l’injustice ? Le travail peut aussi être le médiateur irremplaçable de la réappropriation et de l’accomplissement de soi ?
Si les rapports sociaux de travail sont d’abord des rapports de domination, le travail cependant peut permettre une subversion de cette domination par la reconnaissance : reconnaissance par autrui de la contribution du sujet à la gestion du décalage entre l’organisation prescrite et l’organisation réelle du travail. Cette reconnaissance de la contribution du sujet à la société et à son évolution par le travail permet sa réappropriation. La dynamique de la reconnaissance permet à chacun l’accomplissement de soi, dans le champ du social.
Le travail est foncièrement ambivalent. Il peut générer le malheur, l’aliénation, mais il peut aussi être médiateur de l’accomplissement de soi.
L’élément décisif qui fait verser le rapport au travail au profit du bien ou du mal est la peur qui s’insinue dans le rapport au travail lui-même, la menace de la précarisation. La peur est un vécu subjectif et une souffrance psychologique. Pour pouvoir continuer de travailler malgré la peur, il faut élaborer des stratégies défensives. Elles peuvent devenir un moyen efficace d’atténuation de la conscience morale à l’exercice du mal. Certaines stratégies défensives contre la peur peuvent pervertir le courage. Elles génèrent à leur tour des conduites collectives qui peuvent être mises au service du mal.
Les nouvelles formes d’organisation du travail dont se nourrissent les systèmes de gouvernement ont des effets dévastateurs sur la société toute entière.
Le travail est donc déterminant dans l’évolution de l’individu et des rapports humains, ces apprentissages rayonnent sur l’ensemble de notre organisation collective, sur la société toute entière.